Accompagner, discerner et intégrer la fragilité
Ce chapitre est essentiel pour bien saisir la portée de ce texte. Il donne le ton et le cadre d’interprétation de toute l’exhortation. Le pape invite d’ailleurs tout lecteur « à se laisser interpeller par ce chapitre » qui insiste sur « accompagner », « discerner » et « intégrer la fragilité », trois verbes importants qu’il s’agit de bien comprendre. Derrière ces indications, on sent le désir du Bon Pasteur de ne perdre aucune de ses brebis.
Face à la fragilité, il s’agit d’abord de « se tourner avec amour » vers ceux qui vivent l’idéal chrétien de manière incomplète et de « valoriser les éléments constructifs de ces situations » qui peuvent conduire à « une plus grande ouverture à l’Évangile du mariage dans sa plénitude » (292-293). Le pape invite à prendre en compte le thème de la « gradualité » que Jean-Paul II avait déjà souligné, en reconnaissant que l’être humain « connaît, aime et accomplit le bien moral en suivant les étapes d’une croissance » (295, cf. FC 9 et 34). La loi n’est «pas un joug imposé aux hommes » mais «un don de Dieu qui indique un chemin » pour tous et dont les exigences sont intégrées progressivement.
Cette logique doit éviter toute exclusion mais invite à discerner la diversité des situations dites « irrégulières », en désirant « intégrer tout le monde » et en assurant un accompagnement qui fait la vérité dans la miséricorde. Sur le plan des principes, le pape ne veut pas donner de nouvelle norme canonique valable pour tous mais pousse à un discernement personnel et pastoral des cas particuliers.
Ce discernement doit prendre en compte les « circonstances atténuantes » sur lesquelles l’Église a beaucoup réfléchi et qui peuvent, dans certains cas, «diminuer voire supprimer la responsabilité personnelle » (302, cf. Catéchisme de l’Église catholique 1735). Si la norme reste une référence valable pour tous, c’est le rapport à cette norme qui doit être revu en considérant qu’elle est insuffisante à saisir la particularité de toutes les situations concrètes et qu’elle ne doit pas se transformer « en pierres à jeter à la vie des personnes » (304-305). La reconnaissance des conditionnements et des complexités de l’action doit aussi amener à mieux prendre en compte la conscience des personnes (303). La loi n’est pas à considérer comme « ce qui s’impose a priori au sujet moral mais [comme] une source d’inspiration objective pour sa démarche éminemment personnelle de prise de décision» (305).
Il est alors possible d’observer que dans une situation objective de péché, dont le sujet n’est pas subjectivement responsable, «on puisse vivre de la grâce de Dieu et qu’on puisse grandir dans la vie de la grâce et dans la charité, en recevant à cet effet l’aide de l’Église » (305). Le pape précise que, dans certains cas, il peut s’agir de l’aide des sacrements (notes 336 et 351).
La logique de la miséricorde doit donc imprégner toute action pastorale. Il s’agit de ne pas juger d’avance mais de rassembler toutes les brebis comme Jésus lui-même l’a souhaité (309). Ce climat « empêche de développer une morale bureaucratique froide » et invite au « discernement pastoral empreint d’amour miséricordieux, qui tend toujours à comprendre, à pardonner, à accompagner, à attendre, et surtout à intégrer » (312). L’Église n’est pas une « douane » mais le vivant témoin de la charité fraternelle qui est la première loi des chrétiens.
Ni laxiste, ni rigoriste, cette position du pape – qui prend parfois la forme d’une autocritique – est très importante pour la mise en œuvre pastorale des règles de l’Église tant en matière morale que sacramentelle. Sans aucunement renoncer à promouvoir la valeur du mariage chrétien selon l’Évangile, elle ouvre la voie à une considération circonstanciée des situations singulières sur l’horizon d’un chemin de croissance avec l’aide de la grâce. Cette invitation à la confiance de la part des fidèles et à l’écoute affectueuse de la part des pasteurs est assurément plus exigeante qu’une pastorale plus rigide (désirée par certains), mais elle correspond à la dynamique de l’Évangile. Le pape y insiste : « Jésus Christ veut une Église attentive au bien que l’Esprit répand au milieu de la fragilité : une Mère qui, en même temps qu’elle exprime clairement son enseignement objectif, « ne renonce pas au bien possible, même [si elle] court le risque de se salir avec la boue de la route (EG 45) » (308).
Jean-François Chiron et Alain Thomasset