Homélie pour la fête du Père Brottier
Eglise Saint Sulpice de La Ferté-Saint-Cyr
Dimanche 28 février 2021 - 2e dimanche de Carême
BIENHEUREUX DANIEL BROTTIER - 2e dimanche de Carême (B)
Genèse 22, 1-2.9-13.15-18
Psaume 115
Romains 8, 31b-34
Marc 9, 2-10
Les passages de l’Écriture qui nous parlent le plus de Dieu sont les passages les plus scandaleux. Cette affirmation, frères et sœurs, vous la trouvez peut-être elle-même scandaleuse… Mais songez à ce que dit saint Paul : « Nous prêchons un Messie crucifié, scandale pour les Juifs, folie pour les païens » (1 Co 1, 23). Et ailleurs, il parle du « scandale de la croix » (Ga 5, 11) – une expression qui est passée dans un de nos cantiques et à laquelle nous ne faisons plus guère attention malheureusement.
Pourquoi les passages les plus scandaleux sont-ils justement ceux qui nous parlent le plus de Dieu ? Parce que le Dieu qui se révèle à nous dans le Christ ne correspond pas, mais alors pas du tout, à l’image que nous nous en faisons. Il nous prend complètement à rebours, il se manifeste là où nous l’attendions le moins. Nous voulons le rendre inoffensif, le ranger quelque part où il ne nous gênera pas, et il vient sans cesse nous déranger. Alors il nous arrive de le congédier purement et simplement.
Aujourd’hui, nous entendons un passage qui est un des grands scandales de l’Ancien Testament… et c’est en même temps un des passages qui nous parle le plus du Nouveau Testament. Dans ce passage de la Genèse, Dieu se manifeste comme si tout à coup il était devenu fou – ou sadique. Jusque-là, il était Celui qui promet et Celui qui donne. À Abraham et à Sara, ce couple stérile, il promet une descendance, et il la leur donne. C’est un Dieu ami, un Dieu bienfaiteur. Mais ici, il semble qu’il se retourne contre lui-même, comme s’il n’avait donné que pour s’offrir le plaisir sadique de reprendre. Remarquons l’insistance : « prends ton fils, ton unique, celui que tu aimes, Isaac », et « offre-le en holocauste sur la montagne que je t’indiquerai ».
Je ne crois pas que Dieu soit sadique, mais je pense que ceux qui fabriquent les lectionnaires liturgiques ne sont pas très malins. En effet, ils font des coupures dans le texte, comme s’ils avaient peur qu’on s’ennuie en l’écoutant. Je vous lis donc le passage qui a été supprimé :
Abraham se leva de bon matin, il sella son âne et prit avec lui deux de ses serviteurs et son fils Isaac. Il fendit le bois pour l’holocauste et se mit en route vers l’endroit que Dieu lui avait indiqué.
Le rédacteur du texte nous montre Abraham faisant ses préparatifs, soucieux de tout bien faire, de ne rien oublier… comme s’il voulait nous faire saisir le contraste entre l’ordre épouvantable qu’Abraham a reçu et ces préparatifs si soigneux, si appliqués. Comme s’il voulait redoubler le scandale : non seulement Dieu est devenu fou, mais Abraham exécute chacun de ses ordres sans protester, sans discuter, et comme sans réfléchir. Et ce n’est pas tout. Toujours dans le passage qui a été coupé, Abraham prend le bois pour l’holocauste et le charge sur son fils Isaac. Lui, Abraham, se contente de garder avec lui le feu et le couteau. On imagine Isaac, un enfant, ployant sous le fardeau. Double scandale d’un Dieu sadique et d’un père sans cœur.
C’est alors qu’Isaac prend la parole et demande : « Voilà le feu et le bois, mais où est l’agneau pour l’holocauste ? » Et ici, c’est un premier retournement. Abraham lui fait une réponse qui a l’air d’une échappatoire, mais qui n’en est pas une : « C’est Dieu qui pourvoira à l’agneau pour l’holocauste, mon fils ».
La suite, nous la connaissons. Beaucoup d’artistes l’ont représentée : Abraham a lié Isaac sur le bûcher, il lève le couteau, et un ange l’arrête dans son élan. On en a tiré des « morales » d’une platitude affligeante : Dieu ne veut pas de sacrifices humains, et il a inventé toute cette mise en scène pour donner une leçon à Abraham. Comme si pour dissuader un Abraham tout prêt à tuer son fils, Dieu avait besoin d’une mise en scène d’aussi mauvais goût ! C’est oublier que Dieu ne peut pas pécher, même par mauvais goût.
Nous sentons bien que derrière tout cela, il y a autre chose. Et cet autre chose, nous aurions dû y être préparés par les premières paroles du récit : « prends ton fils, ton unique, celui que tu aimes ». En effet ces paroles « mon fils, mon unique, celui que j’aime », elles se retrouvent dans l’Évangile, mais placées dans la bouche de Dieu : « Tu es mon Fils, mon bien-aimé », dit Dieu au moment du baptême de Jésus. Et dans l’évangile de ce dimanche, au moment de la Transfiguration : « Celui-ci est mon Fils, mon bien-aimé, écoutez-le ». Ce que nous révèle le Nouveau Testament, c’est ceci : ce que Dieu n’a pas exigé d’Abraham, la mort de son fils, il l’a exigé de lui-même en livrant aux mains des pécheurs son Fils unique et bien-aimé, et en sachant très bien ce que les pécheurs allaient faire de lui. Ainsi, dans le sacrifice de notre père Abraham, ce n’est pas Abraham qui est au centre, c’est Dieu ; et ce n’est pas Isaac qui est la victime, c’est le Christ. Et c’est bien pour cette raison que l’épisode n’aboutit pas à la mort d’Isaac, car celui qui va mourir, c’est le Christ. Lui l’Agneau véritable qui s’est laissé mettre à mort sans ouvrir la bouche, comme Isaac silencieux pendant que son père le ligote sur le bûcher et lève le couteau pour l’immoler. « Si Dieu est pour nous, s’écriera saint Paul, qui sera contre nous ? Il n’a pas épargné son propre Fils, il l’a livré pour nous ! »
Mais évidemment, une question nous taraude, et nous taraudera toujours : pourquoi a-t-il fallu en passer par là ? À notre époque, lorsqu’une puissance occidentale se voit amenée à entreprendre une guerre, elle choisit l’option « zéro tué », quitte à envoyer des drones massacrer des populations civiles pour éviter autant que possible qu’un seul de ses soldats se risque sous le feu ennemi. Les guerres du XXIe siècle, du moins de notre côté, n’ont de ce point de vue plus rien à voir avec ce qu’a connu Daniel Brottier durant la première guerre mondiale. Cela serait réjouissant si les guerres, en définitive, ne continuaient pas à être aussi meurtrières que dans le passé, quoique d’une autre manière… Mais je reviens à ma question : pourquoi Dieu n’a-t-il pas choisi l’option « zéro tué », lui qui est tout-puissant et qui aurait certainement pu faire que son Fils unique et bien-aimé vienne nous donner un coup de semonce et reparte au ciel sans passer par la mort ? Ce scénario, d’ailleurs, est tellement plus satisfaisant pour notre logique qu’il est passé dans le Coran, et que les musulmans croient que le prophète Isa, assimilé à Jésus, est monté au ciel sans être mis en croix. Oui, mais le problème, c’est que ce coup de semonce n’aurait été qu’un coup de semonce et que, comme toujours dans l’histoire de l’humanité, il se serait perdu dans les multiples exhortations à la réconciliation qui n’ont jamais pu changer le cœur de l’homme.
Nous n’avons pas trop de quarante jours chaque année pour nous laisser replacer devant ce mystère. Nous n’avons pas trop de quarante jours pour prendre à nouveau la mesure du scandale entre tous les scandales, celui de la mort du Juste des justes à la place des pécheurs. Nous n’avons pas trop de quarante jours, comme nous y invite le Père, pour écouter le Fils bien-aimé et pour nous demander comme les apôtres ce que peut bien vouloir dire « ressusciter d’entre les morts ». Nous n’avons pas trop de quarante jours pour essayer de comprendre comment la logique de vie de Jésus, si étrangère à celle du monde, doit devenir peu à peu la nôtre. Car celui qui veut sauver sa vie la perdra ; mais celui qui la perdra comme Jésus l’a perdue, celui-là la sauvera.