Homélie de la messe d'installation du Père Serge Croizé
Dans le cadre du pèlerinage à Notre-Dame de Villethiou
le Père Croizé est installé par Mgr Batut comme curé du secteur pastoral de Saint-Amand-Longpré
et prêtre référent pour les lycées agricoles du Loir-et-Cher (privé et public)
Lectures du 23e dimanche du Temps ordinaire A
Ézéchiel 33, 7-9
Psaume 94
Romains 13, 8-10
Matthieu 18, 15-20
Au cours des précédents dimanches, nous avons entendu des passages de l’évangile de Matthieu qui portent sur la fondation de l’Église par le Christ. Au centre de ce chapitre 16, il y a l’affirmation de Jésus : « Tu es Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon Église ». Affirmation qui nous montre dans l’Église non une œuvre des hommes, mais l’œuvre du Christ lui-même.
Cela, c’est la foi et la parole de Dieu qui nous le disent. Mais la question qui nous taraude, et qui a taraudé toutes les époques, c’est celle du péché dans l’Église. Si l’Église est l’œuvre du Christ, pourquoi n’est-elle pas parfaite ? Et si elle n’est pas parfaite, peut-on vraiment croire qu’elle est l’œuvre du Christ ? Tel est le dilemme qui se présente à nous, et que l’on pourrait appeler : l’épreuve du réel.
Cette épreuve du réel fait l’objet du chapitre 18 dont nous entendons aujourd’hui un extrait. Le texte commence par : « si ton frère a commis un péché » (« contre toi » est probablement un ajout). Si je découvre du mal chez quelqu’un qui, pourtant, fait partie de la communauté, que dois-je faire devant ce scandale ? Précédemment, d’autres formes de scandale ont été abordées : le « scandale des petits », c’est-à-dire des plus faibles, et le scandale de la découverte de son propre péché. Ce sont les paroles bien connues : « si quelqu’un scandalise l’un de ces petits qui croient en moi, il serait préférable de lui suspendre au cou une de ces meules que tournent les ânes et de le jeter dans la mer » ; et « si ta main ou ton pied sont pour toi une occasion de péché, coupe-les et jette-les loin de toi… Si ton œil est pour toi une occasion de péché, arrache-le et jette-le loin de toi. » En d’autres termes : refuse catégoriquement de te résigner à ton péché, insurge-toi contre ton propre scandale !
Devant ces trois formes de scandale, que fait l’évangéliste Matthieu ? Il rappelle les paroles du Seigneur. C’est comme s’il disait : le Seigneur a fondé l’Église, mais en la fondant il ne l’a pas idéalisée. Il n’a pas eu peur de regarder en face la faiblesse de ceux qu’il choisissait pour la conduire, et il les a mis eux-mêmes en face de leur propre péché – songeons aux paroles qu’il adresse par avance à l’apôtre Pierre. Et surtout, le Seigneur a par avance indiqué la conduite à tenir lorsque des scandales se produisent dans la communauté. Cette conduite peut se résumer en quatre points.
1/ D’abord, ne pas se mettre la tête dans le sable devant le mal, mais le regarder en face et l’appeler par son nom.
2/ Ensuite, refuser absolument d’en prendre son parti : avec le mal, il n’y a pas de compromission possible. Il faut lutter contre lui et ne jamais le tolérer.
3/ En même temps, ne jamais désespérer de celui ou ceux qui ont commis le mal. Ce qu’ils ont fait mérite sanction, mais Dieu ne cessera jamais de les aimer.
4/ Enfin, se souvenir des promesses du Seigneur faites à Pierre : « je te donnerai les clefs du royaume des cieux ; tout ce que tu auras lié… ». Dans le vocabulaire de l’époque, « lier » signifie laisser quelqu’un dans son péché (le lui « maintenir » dira Jésus en Jean 20, 23), et « délier » signifie lui pardonner son péché (le lui « remettre » en Jean 20, 23) ;
Il est remarquable dans l’extrait de ce jour de voir que le pouvoir donné à Pierre d’exclure de la communauté (« lier ») ou de réintégrer dans la communauté (« délier ») est élargi à la communauté tout entière : « tout ce que vous aurez lié… tout ce que vous aurez délié… ». Ce transfert à l’ensemble de la communauté des prérogatives du chef des apôtres signifie que nous sommes tous concernés par les péchés qui blessent l’Église. Ce n’est pas l’autorité seule qui a mission de « faire le ménage », mais tous les membres de l’Église sont concernés parce que le péché de quelques-uns atteint l’ensemble du corps ecclésial.
Chacun de nous doit donc se souvenir qu’il est responsable du péché des autres autant que du sien, et qu’il est armé de la sainteté du Christ pour vaincre le péché dans les autres et en lui-même. Pour le dire autrement : nous sommes tous engagés dans notre commune conversion. Nous avons tous à « gagner nos frères » comme le dit le texte : « s’il t’écoute, tu auras gagné ton frère », autrement dit : tu l’auras évité de le perdre – et ce qui est perdu pour la communauté est en même temps perdu pour Dieu.
Le texte détaille ensuite ce qu’on pourrait appeler la marche à suivre, avec des attitudes soigneusement graduées :
1/ D’abord, reprendre « seul à seul » celui qui a commis une faute.
2/ Ensuite, s’il n’écoute pas, aller le trouver avec une ou deux personnes.
3/ Ensuite, s’il s’obstine à ne pas écouter, en parler à la communauté – « l’assemblée de l’Église ».
4/ Enfin, et alors seulement, s’il a refusé d’écouter l’Église, le considérer « comme un païen ou un publicain ». C’est ce que l’on appellera plus tard l’excommunication, qui est certes une sanction, mais d’abord un constat : le constat qu’une personne s’est mise elle-même en-dehors de la communauté. L’excommunication est une attitude de réalisme (il ne faut pas entretenir quelqu’un dans l’illusion qu’il est encore dans la communauté alors qu’il a posé des actes qui objectivement l’en excluent), mais ce réalisme va de pair avec une grande espérance : celle que le coupable prenne conscience de la gravité de ce qu’il a fait et se repente. Dans l’histoire de l’Église, l’excommunication a toujours été considérée comme une « peine médicinale », vouée à susciter la conversion. C’est la véritable espérance, celle qui prend en compte le réel : l’espérance qui fait fi du réel n’est pas espérance, mais illusion.
La paroisse est le lieu où s’exerce cette responsabilité commune. Mais, de même que la faculté de « lier » et de « délier » donnée à la communauté est en dépendance du ministère des apôtres, la responsabilité de la communauté paroissiale s’exerce toujours en dépendance du ministère de leurs successeurs et de la triple mission qui leur est confiée, celle que je souligne dans le rite d’installation d’un nouveau curé :
1/ Les apôtres et leurs successeurs sont chargés d’annoncer la Parole de Dieu, de telle sorte que naisse et grandisse un peuple de prophètes à l’écoute de cette même parole.
2/ Les apôtres et leurs successeurs sont chargés de sanctifier par les sacrements, de telle sorte que naisse et grandisse un peuple de prêtres capable de s’offrir lui-même avec le Christ au Père.
3/ Les apôtres et leurs successeurs sont chargés de conduire dans l’unité ceux qui leur sont confiés, à l’image du Bon Pasteur qui connaît ses brebis et qui marche à leur tête, de telle sorte que naisse et grandisse un peuple de rois capable de vivre selon la liberté chrétienne en accomplissant la volonté du Père.
L’exercice de cette triple mission engage devant Dieu la responsabilité de celui qui la reçoit, comme l’exprime le passage d’Ézéchiel que nous entendions en première lecture : « Fils d’homme, je fais de toi un guetteur pour la maison d’Israël… »
Tout cela nous montre que le Seigneur n’a pas rêvé l’Église : en la fondant, il savait qu’il la faisait reposer sur des hommes faillibles pour d’autres hommes faillibles. Loin de susciter en nous le découragement, ce réalisme doit au contraire nous conforter dans l’espérance. L’Église n’est pas et n’a jamais été une société de « parfaits », un club de « purs » séparés des autres. Sa vocation est d’être cet « hôpital de campagne » dont parle volontiers le pape François, accueillant les pécheurs et au service des pécheurs, non certes pour se résigner à leur péché, mais pour leur faire expérimenter et vivre la miséricorde qui les sauve. Sa vocation est aussi d’être le lieu où, loin de nous juger et de nous condamner les uns les autres, nous essayons de vivre les uns envers les autres selon cette « dette de l’amour mutuel » qui nous met chacun au service de la croissance de tous les autres dans l’amitié de Dieu.
