Homélie de la Messe Chrismale 2021
Cathédrale Saint-Louis de Blois
Mardi 30 mars 2021
« Il a aimé comme un homme, humainement, l’humble hoirie de l’homme, son pauvre foyer, sa table, son pain et son vin – les routes grises, dorées par l’averse, les villages avec leurs fumées, les petites maisons dans les haies d’épines, la paix du soir qui tombe, et les enfants jouant sur le seuil. Il a aimé tout cela humainement, à la manière d’un homme, mais comme aucun homme ne l’avait jamais aimé, ne l’aimerait jamais. Si purement, si étroitement, avec ce cœur qu’il avait fait pour cela, de ses propres mains. Et la veille, tandis que les derniers disciples discutaient entre eux l’étape du lendemain […], lui, cependant, bénissant les prémices de sa prochaine agonie, ainsi qu’Il avait béni ce jour même la vigne et le froment, consacrant pour les siens […] son Corps sacré, Il l’offrit à tous les hommes, Il l’éleva vers eux de ses mains saintes et vénérables, par-dessus la large terre endormie, dont il avait tant aimé les saisons[1]. »
Chers frères et sœurs, dans ces lignes admirables tirées d’un de ses romans, Georges Bernanos a voulu nous rendre plus sensibles à l’amour du Seigneur pour notre terre. « Tu as aimé, Seigneur, cette terre », chante le psaume 84[2]. Ce serait une trahison de notre foi que de limiter cet amour à l’amour de l’humanité, à l’exclusion de tout le reste. Le Pape François, dans l’encyclique Laudato si’, nous invite avec force à contempler le regard de Jésus et à être attentifs aux nombreux passages où nous le voyons rendre grâce à son Père pour la beauté de la création. « Dans les dialogues avec ses disciples, écrit le Pape, Jésus les invitait à reconnaître la relation paternelle que Dieu a avec toutes ses créatures, et leur rappelait, avec une émouvante tendresse, comment chacune d’elles est importante aux yeux de celui-ci : […] "Regardez les oiseaux du ciel : ils ne sèment ni ne moissonnent ni ne recueillent en des greniers, et votre Père céleste les nourrit" (Mt 6, 26)[3]. » Si le Seigneur, précise-t-il, « pouvait [ainsi] inviter les autres à être attentifs à la beauté qu’il y a dans le monde, [c’est] parce qu’il était lui-même en contact permanent avec la nature et y prêtait une attention pleine d’affection et de stupéfaction[4]. » Laissons-nous un instant stupéfier nous aussi devant un pareil mystère – le Fils de Dieu par qui tout a été fait s’étonnant et s’émerveillant devant l’œuvre de ses mains ! Cela rejoint le cri du Créateur que nous rapporte le premier chapitre de la Genèse : car le fameux « Dieu vit que cela était bon », si on le traduit littéralement, est beaucoup plus expressif. Littéralement Dieu ne « voit » pas, il crie : « bon ! » Et quand, après avoir créé l’homme, il contemple tout ce qu’il a fait, il crie : « très bon ! »
Peut-être avez-vous remarqué combien, dans le texte de Bernanos que je citais en commençant, la nature contemplée et aimée par le Christ est une nature transformée par l’homme. Cela est profondément chrétien. Jamais, dans la foi biblique, la nature n’est considérée pour elle-même. Elle est considérée comme la maison de l’homme, dans laquelle il vit et travaille, et qu’il a le devoir de respecter. Dans le magnifique psaume 103 qui chante la création et la grandeur du Créateur, le travail humain est central. La nature qu’il nous donne à contempler est une nature travaillée et transformée : « Tu fais pousser les prairies pour les troupeaux, et les champs pour l’homme qui travaille. De la terre il tire son pain, le vin qui réjouit le cœur de l’homme, l’huile qui adoucit son visage, et le pain qui fortifie le cœur de l’homme[5]. » Ni le pain, ni le vin, ni l’huile n’existent à l’état naturel : ils n’existent qu’au terme d’une savante transformation, inséparablement comme fruits de la terre et comme fruits du travail des hommes. Le Pape François rappelle à ce propos que Jésus, pendant la plus grande partie de sa vie, a travaillé de ses mains, participant ainsi au gigantesque effort de transformation du monde qui est celui de l’humanité depuis les origines. Il a été, écrit le Pape, « au contact direct, quotidien, de la matière créée par Dieu, pour lui donner forme avec son habileté d’artisan. […] Il a sanctifié de cette manière le travail et lui a conféré une valeur particulière pour notre maturation[6]. » Mais le Pape va beaucoup plus loin : en affirmant que « le destin de toute la création passe par le mystère du Christ », il tourne nos regards vers la Résurrection et vers la fin des temps, « quand le Fils remettra toutes choses à son Père et que "Dieu sera tout en tous" (1 Co 15, 18). » De cette manière, conclut-il, « les créatures de ce monde ne se présentent plus à nous comme une réalité purement naturelle, parce que le Ressuscité les enveloppe mystérieusement et les oriente vers un destin de plénitude. Même les fleurs des champs et les oiseaux qu’émerveillé il a contemplés de ses yeux humains, sont maintenant remplis de sa présence lumineuse[7]. »
La liturgie, dans la richesse foisonnante de ses symboles tous tirés de la terre, domestiqués et travaillés par l’homme – l’eau et le feu, le parfum de l’encens, le sel, l’huile, et bien sûr le pain et le vin – la liturgie est pour nous chrétiens le premier lieu de conversion écologique. Le Pape y insiste : « Nous ne nous évadons pas du monde, et nous ne nions pas la nature quand nous voulons rencontrer Dieu. […] Selon l’expérience chrétienne, toutes les créatures de l’univers matériel trouvent leur vrai sens dans le Verbe incarné, parce que le Fils de Dieu a intégré dans sa personne une partie de l’univers matériel, où il a introduit un germe de transformation définitive[8]. » Nous ne nous évadons pas du monde, nous apprenons à le respecter d’une manière nouvelle et à nous laisser transformer par lui d’une manière plus nouvelle encore : car les éléments du monde qui sont utilisés dans la célébration des sacrements, et en particulier les huiles que je bénirai tout à l’heure, nous permettent en quelque sorte d’expérimenter le toucher de Dieu. Nous le laissons dans son incarnation s’approcher de nous et toucher notre corps pour nous fortifier, nous guérir, nous sanctifier, nous diviniser. Accessoirement, nous trouvons aussi un remède contre les nuisances collatérales de la pandémie actuelle, qui nous pousse à éviter le contact avec l’autre, et finalement à avoir peur de lui. L’Autre par excellence qui est le Christ n’en a cure : il continue à s’approcher de nous et à se donner à nous, qui avons tellement besoin de Lui.
Chers frères prêtres, vous qui subissez trop souvent en ce temps des regards ou des propos suspicieux, vous qu’on présente parfois comme « non essentiels », c’est-à-dire inutiles pour réconforter les malades, vous êtes sacramentellement au service de cette venue de Dieu vers chacun et chacune de ses enfants. Votre ministère est très grand, parce que s’il cessait d’exister le Christ ne pourrait plus s’incarner dans notre monde et en faire l’offrande à son Père. Merci, au nom de tous, pour votre fidélité. Et chaque fois qu’il vous est donné de vivre quelque chose de la dernière béatitude, celle de l’insulte et de la persécution, souvenez-vous que votre récompense est grande dans les cieux. Et vous, chers frères diacres, qui incarnez la diaconie de l’Église, merci de nous rappeler sans cesse que nous ne sommes que des serviteurs inutiles, dont l’activité doit se garder de l’activisme pour être d’abord une humble présence auprès de tous et surtout des plus petits. Et vous tous, chers frères et sœurs, qui formez le royaume et les prêtres de notre Dieu et Père, que la grâce et la paix vous soient données de la part de Jésus-Christ, le Témoin fidèle, le Premier-né d’entre les morts, le Prince des rois de la terre. Amen.
[1] Georges Bernanos, La Joie, dans Œuvres romanesques, Bibliothèque de la Pléiade, 1966, p. 684.
[2] Numérotation liturgique, et de même pour la suite.
[3] Laudato si’, 96.
[4] Laudato si’, 97.
[5] Versets 14 et 15.
[6] Laudato si’, 97.
[7] Laudato si’, 100.
[8] Laudato si’, 235.