Homélie de la messe chrismale — Diocèse de Blois

Aller au contenu. | Aller à la navigation

Outils personnels

Diocèse de Blois

Homélie de la messe chrismale

Add this
Dimanche 28 juin 2020
en la cathédrale saint Louis de Blois

Après les semaines étranges que nous avons vécues, marquées par le confinement et ses suites, nous vivons une Messe chrismale étrange elle aussi : une Messe chrismale célébrée un 28 juin et dissociée de la Semaine Sainte où elle devrait trouver sa place. Elle est comme un noyau séparé du fruit qui l’entoure – avec aussi toute l’espérance dont reste porteur le noyau planté en terre.

Mais cette étrangeté peut sans doute nous aider à redécouvrir le sens profond de la Messe chrismale. Cette célébration unique dans le cycle liturgique n’est jamais transférable, sauf circonstances tout à fait exceptionnelles comme cette année. Mais précisément, comment se fait-il qu’elle ne soit pas transférable ? Quel est son lien avec cette Semaine Sainte au centre de laquelle on est tenu de la célébrer ?

Précisons : non seulement la Messe chrismale est célébrée normalement au cœur de la Semaine Sainte, mais elle est célébrée le matin du Jeudi Saint, même si une certaine souplesse est admise pour des raisons pratiques, comme dans notre diocèse où nous avons coutume de l’anticiper au mardi.

Le Jeudi Saint : jour de l’instauration de l’eucharistie et du sacerdoce apostolique. Le Jeudi Saint : journée-source pour notre foi, car c’est du Jeudi Saint que tout provient – et le Vendredi Saint, et la résurrection elle-même, ainsi que l’envoi de l’Esprit. Sans le Jeudi Saint, rien n’aurait été possible, car c’est le moment où Jésus, librement, enclenche tout le processus de notre salut. C’est l’heure d’une décision irrévocable, à ce point irrévocable que Jésus peut déjà, par anticipation, donner à ceux qui sont là son Corps livré et son Sang versé en nourriture et en breuvage. Il partage déjà à ses amis le fruit de ce qu’il n’a pas encore fait, et cela n’est possible que parce qu’il a déjà décidé de livrer son Corps et de verser son Sang (« ma vie, personne ne la prend, mais c’est moi qui la donne »). Il ne reviendra pas en arrière, malgré le douloureux débat intérieur de Gethsémani. Le fruit partagé, c’est bien sûr l’eucharistie, mais pas seulement l’eucharistie : car les disciples de Jésus eux-mêmes font partie de ce fruit. Ils sont eux-mêmes devenus un élément inséparable de ce qu’ils partagent. Nous le savons bien : l’Évangile ne peut être partagé si celui ou celle qui le partage n’y engage pas sa vie.

Précisons encore. Dans sa grande prière sacerdotale, Jésus s’adresse à son Père en lui parlant de ses disciples et en les appelant « ceux que tu m’as donnés ». En effet, le Père nous a donnés à Jésus, comme au bon intendant qui ferait porter du fruit à sa vigne. Jésus, désormais, peut les considérer comme lui appartenant : « ils étaient à toi, et tu me les as donnés ». Mais en même temps qu’il les reçoit du Père, il ne veut pas les garder pour lui jalousement. Sa main ne se referme pas sur eux comme s’il était dans la logique de l’avoir et du pouvoir – cette logique de péché qu’il est venu détruire en venant dans le monde. Non : la seule préoccupation de Jésus, c’est que ceux que le Père lui a donnés puissent à leur tour s’offrir au Père. Il le dit lui-même : « J’ai manifesté ton Nom aux hommes que tu as tirés du monde pour me les donner. » Manifester le Nom, c’est faire connaître aux hommes le Père. Et il ajoute : « Ils étaient à toi, tu me les as donnés… Ils savent maintenant que tout ce que tu m’as donné vient de toi, et que les paroles que je leur ai données sont celles que tu m’as données. »

Les apôtres de Jésus se seraient donc complètement trompés si, en se rappelant le Jeudi Saint, ils y avaient vu une sorte de rituel initiatique leur permettant ensuite, grâce à des ramifications souterraines, d’avoir des postes réservés et de se tailler une place de choix au sein de la collectivité humaine : une sorte de franc-maçonnerie avant la lettre, un levier très efficace pour ceux qui vivent selon la logique de l’avoir et du pouvoir. Ces dérives sont étrangères par définition à l’Église du Christ. Mais attention : elles lui sont étrangères par définition, mais non par une sorte de garantie tous risques qui nous permettrait de nous croire prémunis contre elles. Car les tentations de l’avoir et du pouvoir sont inhérentes à la nature humaine, et c’est à cause de ce danger permanent que Jésus, le même soir du Jeudi Saint, pose le geste inouï de laver les pieds de ses disciples. Geste d’humilité et même d’humiliation pour Jésus, mais aussi et surtout geste de purification pour les disciples. Le trésor qui est remis entre leurs mains au cours du dernier repas est si grand, si peu à leur mesure, qu’ils ont besoin d’une grâce extraordinaire d’humilité pour ne pas chercher à se l’approprier, à en faire une machine à se propulser ou à propulser les copains. Et le fait que la dignité sacerdotale ne soit plus une promotion sociale ne suffit pas pour purifier le cœur : c’est bien le cœur qu’il s’agit de purifier, non l’environnement extérieur dans lequel on évolue. Même si un jour nous étions mis au ban de la société, ce qui peut parfaitement nous arriver, notre cœur n’en serait pas devenu plus pur pour autant.

Mais la source de notre espérance, c’est l’assurance que la grâce d’humilité qui habite le cœur de Jésus est toujours transmise à qui sait l’accueillir en même temps que ses dons : don du baptême et de la confirmation, don du pardon des péchés, et par-dessus tout don de l’eucharistie. Tous ces dons, les apôtres en sont bénéficiaires avec les autres avant d’en être ministres pour les autres, et ils n’ont d’autre finalité que de faire habiter en nous « les sentiments qui sont dans le Christ Jésus » (selon l’expression de la Lettre aux Philippiens [2, 5]). Si les réflexes d’appropriation de l’eucharistie, quels qu’ils soient et d’où qu’ils viennent, sont les plus odieux et les plus navrants de tous, c’est justement parce qu’elle est le sacrement de la désappropriation par excellence. Si l’eucharistie était considérée comme un droit, si elle devenait l’apanage d’un clan ou d’un club, nous serions dans une Église à l’envers, une caricature d’Église, une franc-maçonnerie ecclésiale. C’est toute l’ambiguïté des slogans du type « rendez-nous nos messes » qu’on entend parfois retentir ici ou là. Et c’est bien pour cette raison que les évêques de France, sans que cette prudence soit une accusation envers quiconque, n’ont pas jugé pertinent de prendre la tête d’une judiciarisation du débat avec les pouvoirs publics durant les dernières semaines du confinement

Le don inépuisable qui vient de Dieu, et qui est donné pour rejaillir sans cesse à travers ceux qui le reçoivent, est inséparable de la désappropriation suprême dont le Christ nous offre l’exemple. C’est pourquoi ce don est inséparable de l’abaissement du Jeudi-Saint ; et c’est pourquoi aussi la Messe chrismale, quand bien même elle serait célébrée à un autre moment en raison des circonstances, n’est jamais séparable de la Semaine Sainte. Puissions-nous, l’an prochain et dans les années qui viennent, la retrouver à sa vraie place. Et puisse notre humanité, qui a proclamé un peu vite sans doute que « rien ne serait plus comme avant », se laisser toucher par Celui grâce à qui, jusqu’à la fin des temps, rien n’est plus comme avant – dans la mesure où notre vie est unie à la sienne.

Permettez-moi en conclusion de confier spécialement à votre prière deux catégories de personnes. Tout d’abord ceux qui, malgré leur péché et leurs limites humaines, deviennent en ces jours ministres de l’eucharistie et des autres sacrements (comme ce sera le cas dans quelques semaines pour Thibault Riès). Ils ont besoin sans cesse de la prière de tous, afin que la grâce de purification qui vient du lavement des pieds demeure toujours vivante en eux, et qu’à l’image du Christ, leur Seigneur et leur Serviteur, ils soient eux-mêmes seigneurs en demeurant serviteurs, pour engendrer sacramentellement un peuple de seigneurs et de serviteurs.

Le deuxième groupe de personnes est celui de nos frères et sœurs souffrants, qu’il s’agisse des malades (en particulier ceux qui, cette année, seront privés du pèlerinage à Lourdes) ou qu’il s’agisse des personnes en maison de retraite qui ont été si durement éprouvées par l’interminable séparation d’avec leurs proches et l’impossibilité pour beaucoup de recevoir un réconfort spirituel. À travers la terrible épreuve que ces personnes ont traversée, elles posent à notre société une question fondamentale : la vie biologique, ou plutôt la survie, est-elle vraiment la valeur quasi exclusive à laquelle il faudrait sacrifier tout le reste ? L’être humain se réduit-il vraiment à son « espérance de vie » ainsi comprise ? Et les soignants ne sont-ils là que pour répondre à des besoins vitaux par des gestes techniques ? Une grande part de leur malaise ne provient-elle pas du rétrécissement de leur mission auquel on les condamne ? Notre société d’efficience et de rentabilité ne peut plus prétendre désormais se dérober à ces questions.

Saint Léon le Grand (qui fut Pape de 440 à 461 et qui fut le maître d’œuvre du Concile de Chaldédoine), le même qui, dans son célèbre Sermon de Noël, invitait les chrétiens à reconnaître leur dignité, s’exprimait en ces termes devant son peuple en l’anniversaire de sa consécration épiscopale : « Mes bien-aimés, l’Église universelle est organisée selon des degrés différents, afin que la diversité des membres assure l’intégrité de ce corps sacré. Cependant, nous dit l’Apôtre, nous ne faisons qu’un dans le Christ. Aucun de nous n’est séparé d’un autre par sa fonction au point que la plus modeste partie du corps ne serait pas reliée à la tête. Donc, dans l’unité de la foi et du baptême, nous constituons une société sans classes (indiscreta societas), et nous avons une même dignité selon le saint Apôtre Pierre, qui nous dit ces paroles sacrées : Soyez les pierres vivantes qui servent à construire le Temple spirituel, et vous serez le sacerdoce saint, présentant des offrandes spirituelles que Dieu pourra accepter à cause du Christ Jésus (1 Pierre 2, 5). Et plus loin : Vous êtes la race choisie, le sacerdoce royal, la nation sainte, le peuple qui appartient à Dieu (1 Pierre 2, 9).

Tous ceux, en effet, qui ont été régénérés dans le Christ, le signe de la croix en a fait des rois, et l’onction de l’Esprit Saint les consacre prêtres. Ainsi, en dehors du service particulier de notre ministère, tous les chrétiens qui vivent selon l’Esprit et selon la logique de leur vocation doivent se reconnaître comme participant à la race royale et à l’office sacerdotal. Qu’y a-t-il en effet d’aussi royal que d’être un esprit soumis à Dieu qui sache gouverner son corps ? Et qu’y a-t-il d’aussi sacerdotal que de consacrer à Dieu une conscience pure et d’offrir sur l’autel de son cœur les sacrifices sans tache de la piété ? Tout cela vous a été donné par la grâce de Dieu en commun avec tous. »

 

version téléchargeable et imprimable

Navigation