Homélie des obsèques du père Maurice Leroux
Comme j’ai déjà eu l’occasion de le dire en d’autres circonstances, un évêque encore relativement récent dans son diocèse n’est pas le mieux placé pour retracer la vie et le ministère d’un prêtre qui a été pendant des décennies une des figures du diocèse. Mais cela vient d’être fait à travers les témoignages que nous avons entendus tout à l’heure. C’est maintenant le moment de l’homélie, dont le rôle est de nous aider à entendre (dans tous les sens du terme) la Parole de Dieu et à la traduire dans nos vies. Comme cette parole n’est pas une parole humaine, elle nous ramène d’ailleurs immanquablement au mystère de nos existences, et aujourd’hui singulièrement à ce qui a été au cœur de l’existence du père Maurice Leroux.
Cette Parole de Dieu telle que nous la recevons aujourd’hui dans l’Évangile nous montre le Père des cieux que Jésus est venu nous révéler. Il me semble que c’est bien à tort qu’on a pris l’habitude de l’appeler la parabole du « fils prodigue ». D’abord parce qu’il y a deux fils, là où nous avons tendance à n’en voir qu’un. Ensuite et surtout, parce que le personnage principal de la parabole n’est aucun des deux fils, mais le Père lui-même – le Père qu’on ne voit pas, ou qu’on regarde si peu.
Regardons-le un instant, ce Père dont Tertullien nous dit : « Nemo tam pater », personne n’est aussi père que lui. Il surprend d’abord par son silence. Lorsque le fils cadet demande sa part d’héritage, il partage ses biens apparemment sans discuter entre lui et le fils aîné. Et lorsque le même fils cadet plie bagage et s’en va pour une destination inconnue, il le laisse aller à nouveau sans un mot. Est-ce donc qu’il tenait si peu à lui ?
On connaît la suite de l’histoire du fils cadet et sa décision de revenir vers son père, décision dictée tout autant par la famine que par le repentir. Mais, autre sujet d’étonnement, le Père ne lui demande pas de justifier sa décision, ni de donner le détail de ses fautes : lorsqu’il le retrouve, sa seule préoccupation est de fêter son retour.
Cet étrange comportement du Père nous révèle ce qui se passait dans son cœur. Loin d’être indifférent au départ de son fils, il n’avait pas cessé de l’attendre : lorsqu’il le voit de très loin, il court à sa rencontre et il est, nous dit l’évangile, « remué jusqu’aux entrailles » en le serrant dans ses bras. Il ne minimise pas pour autant la situation dans laquelle son fils s’était mis en le quittant, il déclare qu’il était mortet qu’il est revenu à la vie : ce n’est pas une histoire de crise d’adolescence, c’est une histoire de mort et de résurrection.
Il en va de même pour l’attitude du Père envers le fils aîné. Ce dernier est furieux que le père fasse la fête pour le retour de son frère. Il considère cela comme une offense personnelle, une injustice à son égard, et il prononce des paroles d’une dureté incroyable : « Voilà tant d’années que je te sers…, et jamais tu ne m’as rien donné ». Il était riche, pourtant, puisque le Père avait partagé ses biens à égalité entre ses deux fils. Il était riche mais il n’en avait pas conscience, parce qu’il n’avait pas pris conscience de l’amour du Père pour lui. Sans qu’il s’en rende compte, son père était devenu pour lui, au mauvais sens du terme, un patron.
Et nous ? Je dis « nous » parce que c’est bien de nous aussi qu’il est question dans la parabole. Nous qui considérons que les pharisiens et les scribes, et les pécheurs surtout, ce sont toujours les autres. Nous sommes des princes qui parfois se prennent pour des esclaves, et qui, du même coup, se comportent en esclaves. Mais la bonne nouvelle, c’est qu’il est question de nous ici à travers le regard de Dieu. C’est seulement dans la lumière de l’amour du Père que nous découvrons qui nous sommes. C’est le regard qu’il pose sur nous qui nous dévoile à la fois notre dignité d’enfants bien-aimés et l’image perverse que nous nous étions faite de lui.
Si beaucoup de gens voient Dieu comme un empêcheur de vivre avec qui il faut prendre ses distances, nous les chrétiens avons peut-être une part de responsabilité dans cette image fausse qu’ils se sont faite de lui. Nous devons nous interroger sur nos représentations de Dieu, car ce sont elles que nous transmettons autour de nous : si elles bousculent les autres pour de bonnes raisons, tant mieux ; mais si elles les rebutent parce qu’il y a quelque chose de faussé en elles, alors il nous faut de toute urgence les remettre en question. Et le seul moyen de les remettre en question, c’est la Parole de Dieu elle-même, à condition bien évidemment que nous lui donnions prise pour qu’elle fasse en nous son travail de vérité.
Les fausses représentations de Dieu sont multiples, du Dieu gâteux au Dieu gendarme, du Dieu bénisseur au Dieu soutien psychologique, du Dieu qui se dissout dans le monde au Dieu étranger au monde. Une des tâches du prêtre est de mettre en avant, dans ses propres attitudes et comportements tout autant que dans sa parole, le visage du vrai Dieu. Mais comme le mystère de Dieu est sans limites, le prêtre le fait toujours de manière partielle, à travers son humanité – car l’humanité du prêtre fait partie de son ministère, il ne peut pas l’exercer sans elle, il l’exerce à travers elle. C’est pour cela qu’il est bon, utile, souhaitable qu’il y ait plusieurs types de prêtres, comme il y a plusieurs types de spiritualités ou de familles religieuses. Chaque prêtre vit son sacerdoce avec un charisme qui lui est propre, et il a le droit et le devoir de le chercher et de le suivre.
Quel fut le charisme du père Maurice Leroux ? Il a appartenu à la belle lignée des prêtres éducateurs, des éveilleurs et des émancipateurs qui aident les jeunes à développer leurs talents pour avancer dans la vie, tout particulièrement à travers la formation professionnelle et le travail. Il déclarait il y a une vingtaine d’années : « Dans la vie de l’homme, le métier a une grande importance. D’avoir œuvré dans ce domaine m’a certainement permis de comprendre toute une catégorie de gens qui ne sont pas très en lien avec l’Église. Je suis fier de ces deux vocations, même si je suis incapable de dire si j’ai réussi. J’ai du moins essayé. »
L’expression « deux vocations » m’a frappé. Il me semble qu’elle dit à sa manière à la fois l’appel à être prêtre et la coloration particulière que prend cet appel dans le charisme propre à un homme, avec son histoire, ses talents, son enthousiasme. Et, je le répète, si ce charisme est authentique il révèle à tous un aspect du visage de Dieu, une dimension du cœur de Dieu.
La manière parfois abrupte dont le père Leroux a vécu son ministère et abordé les personnes, nous révèle une dimension de Dieu qui bouscule nos représentations et interroge nos préjugés. Et c’est tant mieux. Pour moi qui n’ai pas beaucoup eu le temps de le connaître, mais qui me souviens en particulier de l’inauguration du chantier d’insertion de Kaïros en 2017, il restera dans ma mémoire comme un vivant rappel d’une dimension indispensable et souvent oubliée du témoignage : il n’y a pas de témoignage ni d’évangélisation dans le repliement sur soi. Toujours, l’évangélisation va de pair avec une implication réelle, concrète, dans la vie de la cité et dans la vie des hommes.
Permettez-moi de terminer en laissant la parole à un jeune prêtre de notre diocèse. Lui qui est bien différent du père Leroux, et pas seulement par l’âge, écrivait ces jours-ci : « Un des éléments majeurs qui m’ont conduit à être prêtre du diocèse de Blois, c’est le témoignage de tous les prêtres que j’avais connus… Je me suis dit que le Seigneur m’appelait à mettre mes pas dans leurs pas. J’ai désiré continuer à semer l’Évangile à leur suite. Le ministère de l’abbé Leroux est un ministère unique. Même si nous n’avons pas les mêmes orientations, je lui reconnais un don de soi pour servir au nom de l’Évangile. En ces heures où les médias retiennent le nom des prêtres qui ont fait du mal à la société et aux jeunes, nous avons là un beau témoignage : un prêtre qui a fait du bien à tant de jeunes en les aidant à agir avec leurs mains. »
Le témoignage de Maurice Leroux est beau, le témoignage de ce jeune prêtre aussi. Que ces deux témoignages, aujourd’hui, nous aident tous à rendre grâce.
† Jean-Pierre Batut, évêque de Blois