Homélie de la messe chrismale
« Chers frères, ne jugez pas étrange l’incendie qui s’est allumé au milieu de vous pour vous éprouver ». Cette phrase de la première épître de Pierre (4, 12) est la seule dans le Nouveau Testament où se trouve le mot « incendie ». L’auteur de l’épître fait allusion à une persécution qui vient de se déclencher contre les communautés chrétiennes auxquelles il s’adresse. Il ne s’agit donc pas d’un feu matériel, mais le vocabulaire utilisé nous fait percevoir comment les épreuves qui nous affectent ont toujours entre elles des liens souterrains et mystérieux.
En cette semaine sainte 2019, c’est dans un contexte bien particulier que nous célébrons la messe chrismale dans tous les diocèses du monde. Ce contexte, celui des terribles révélations qui ont ébranlé l’Église catholique, est une source de souffrance pour nous tous et de désarroi pour beaucoup à l’intérieur du peuple chrétien et au-delà. Pour reprendre le titre d’un article qui a fait date au cours de ces derniers mois, nous nous interrogeons en disant : « Que nous est-il arrivé ? » Qu’est-il arrivé à des hommes d’Église, investis de la mission la plus grande, pour laquelle ils avaient donné leur vie avec une générosité dont il n’y a aucune raison de douter, qu’est-il arrivé à ces hommes pour qu’ils trahissent dans des comportements sordides la confiance qui leur était accordée en vertu de cette même mission ? De quel mystère de ténèbres sommes-nous témoins ? Et qu’est-il arrivé à des responsables dans l’Église pour qu’ils entretiennent une culture du secret au point de garder un silence coupable sur des crimes dont ils avaient la preuve à entendre le témoignage des victimes, et aussi au point d’exposer d’autres victimes potentielles à des prédateurs que l’on n’empêchait pas de poursuivre leur sinistre besogne ?
Il serait vain, en l’occurrence, d’alléguer que la société tout entière, dans son système éducatif en particulier, réagissait de manière semblable. Ce serait vain, même si c’est vrai, car ce serait faire fi d’une évidence à laquelle tous nos contemporains sont sensibles, qu’ils soient croyants ou qu’ils ne le soient pas. Cette évidence, c’est que l’Église est le lieu où retentit l’appel à la sainteté, et que le lieu de la sainteté devient abject et révoltant s’il n’est pas le lieu de l’exemplarité. On déplore souvent chez les politiques ou chez ceux qui font l’actualité le carriérisme, le mensonge ou le cynisme, mais le scandale éprouvé n’est pas le même. La politique, l’économie, le spectacle, le journalisme, ne sont pas par eux-mêmes des lieux de sainteté, même s’il peut s’y trouver des saintes et des saints. Mais l’Église est par la volonté du Christ « la sainte Église catholique », et quand il s’y rencontre des péchés qui en défigurent l’image – cette image qui était si vivante au cœur des victimes qu’ils n’ont réussi que longtemps après à nommer les crimes et les criminels – c’est le visage du Christ lui-même qui en ressort défiguré, c’est la crédibilité de l’Évangile comme puissance de salut qui se trouve mise en question.
Si nous sommes ici ce soir, réunis dans la prière de l’Église, c’est pourtant parce que cet Évangile demeure pour nous la Parole du salut. Mettons-nous donc ensemble à son écoute.
Lorsque nous lisons les textes de l’Écriture, nous redécouvrons une évidence étonnante – si étonnante que très souvent nous ne voulons pas l’admettre. Cette évidence, c’est que la parole du salut est toujours en même temps une parole de jugement. C’est le cas ici dans la lecture de l’Apocalypse, qui célèbre en Jésus-Christ « le témoin fidèle, le premier-né d’entre les morts, le prince des rois de la terre », celui qui « nous a délivrés de nos péchés par son sang ». Mais cette délivrance, comme pour le bon larron, n’est possible que dans la mesure où nous acceptons le jugement de Dieu sur nos vies. Le salut du bon larron sur la croix est venu du fait qu’il a accepté le jugement : « Pour nous, dit-il, c’est juste : après ce que nous avons fait, nous avons ce que nous méritons ; mais lui, il n’a rien fait de mal. » De même, dans l’Apocalypse, lorsque ceux qui ont « transpercé » le Christ le voient enfin dans la vérité de sa royauté, cette vision les conduit à se frapper la poitrine tandis que se lamentent sur lui « toutes les tribus de la terre ». Le salut du pécheur ne peut être donné sans le jugement du péché.
Il n’en va pas autrement dans l’évangile qui nous montre Jésus à la synagogue de Nazareth, se proposant pour faire la lecture et commentant le chapitre 61 d’Isaïe. L’oracle prophétique annonce la bonne nouvelle par excellence : un jour viendra le Messie du Seigneur, Celui qui sera porteur de l’Esprit au point d’apporter à tous la délivrance. Le commentaire que Jésus fait de cet oracle se résume en un seul mot : «aujourd’hui ». « Aujourd’hui s’accomplit ce passage de l’Écriture que vous venez d’entendre ». Tout paraît donc être pour le mieux… Sauf que le texte d’Isaïe contient aussi une parole de jugement : le Messie annoncé aura mission de proclamer non seulement « une année de bienfaits accordée par le Seigneur », mais aussi « un jour de vengeance pour notre Dieu ».
Qu’est devenu le jugement dans l’évangile ? On peut se le demander, car, dans la lecture qu’il fait d’Isaïe, Jésus s’interrompt avant la fin de la phrase. Il n’annonce que les bienfaits du Seigneur, il passe sous silence sa vengeance. Pourquoi cela ? Est-ce parce que Jésus serait partisan de dissimuler le péché et de ne pas punir les coupables ? Serait-il donc le précurseur de ces prélats que l’on accuse de dissimuler les scandales et de chercher à tout noyer dans de bonnes paroles ? Et ces derniers pourraient-ils s’autoriser du Seigneur lui-même pour présenter une Église falsifiée, qui refuse la vérité sur elle-même et se dérobe à la « vengeance de Dieu » ?
L’explication de ce silence de Jésus est, bien sûr, tout autre. Bien loin d’entreprendre de cacher et de nier le jugement, la « vengeance de Dieu», Jésus, dès ce moment, le prend sur ses épaules. L’ombre de la croix se projette déjà sur la synagogue de Nazareth. On le verra quelques instants plus tard, lorsque ceux à qui Jésus vient de s’adresser seront remplis de fureur contre lui et le pousseront hors de la ville jusqu’à un escarpement de la colline, pour le précipiter en bas. « Aucun prophète, avait dit Jésus, n’est bien reçu dans sa patrie ».
Quelle leçon pouvons-nous tirer de tout cela ? Une leçon très pratique. Si nous prétendons demeurer extérieurs au jugement, nous sommes par le fait même extérieurs au salut. Scribes, pharisiens, sadducéens, l’Évangile est rempli de gens dont c’est le drame spirituel, et que Jésus essaie de jusqu’au bout de tirer de leur bonne conscience : « Hélas pour vous ! » leur dit-il. Pour eux, les coupables, ce sont toujours les autres. Je vous laisse, chers frères et sœurs, le soin de rapporter cela aux épreuves que traverse en ce moment notre Église. Ce drame, c’est ensemble que nous pourrons le surmonter. Le péché de ceux qui ont failli, nous devons le porter tous ensemble. Nous devons le porter en tout premier lieu pour les victimes et avec elles, car ceux et celles que des gens d’Église ont blessés sont et demeurent ces « pauvres » et ces «cœurs brisés » dont parle la prophétie d’Isaïe, ces « captifs » de souvenirs obsessionnels dont seule la force de pardonner accordée par Dieu peut les libérer, ces « endeuillés » de leur foi et de leur espérance. Mais ce fardeau, nous devons le porter aussi pour les criminels. Car c’est ainsi que Jésus a porté sa croix. Lui, la Victime par excellence, il a porté la croix pour ses bourreaux. Il n’a pas fait un tri préalable entre ceux qui avaient besoin d’être sauvés et les autres. Il ne nous a pas aimés de façon sélective, il nous a aimés ensemble. Et c’est en tant que nous sommes aimés ensemble et que nous acceptons de l’être, que nous formons son Église.
« À Lui qui nous aime, qui nous a délivrés de nos péchés par son sang, qui a fait de nous un royaume et des prêtres pour son Dieu et Père, à lui la gloire et la souveraineté pour les siècles des siècles. »
† Jean-Pierre BATUT, évêque de Blois