LE PRIVÉ EST-IL POLITIQUE ?
LE PRIVÉ EST-IL POLITIQUE ?
Au cours d’une dispute, un homme se laisse aller à gifler sa femme. Celle-ci dépose une main courante, sans intention de médiatiser l’affaire. Mais cet homme est un homme politique, et le monde médiatique s’empare aussitôt du sujet qui occupe en 24 heures autant de place que la guerre en Ukraine. À ceux qui jugent qu’on en fait un peu trop, on répond qu’il le fallait car aujourd’hui « le privé est politique ».
Ce qui est très étonnant dans cette affaire et dans quelques autres de même nature, c’est que la société en vient aujourd’hui à faire ce qui était violemment reproché à l’Église il n’y a pas si longtemps : s’immiscer dans la vie privée des personnes et légiférer sur les secrets d’alcôves.
Que la société ait un rôle supplétif à jouer quand la famille est déficiente et quand des drames s’y produisent, c’est l’évidence même. Le principe de subsidiarité, clef de voûte de la doctrine sociale, demande à la fois de ne pas se substituer aux corps intermédiaires – en premier lieu la famille – et de les assister quand ils sont déficients. C’est ainsi que l’État prendra lui-même en charge des enfants dont la vie dans leur propre famille est trop difficile ou dangereuse pour eux. Le rôle de l’État dans l’éducation relève du même principe : le premier lieu de l’éducation est la famille, et c’est seulement pour des raisons pratiques qu’il existe une « éducation nationale ».
Mais le phénomène auquel nous assistons aujourd’hui est tout autre que supplétif. Par les moyens de communication et la force publique, l’objectif n’est plus de réguler les relations familiales, mais de les transformer de fond en comble. Les restrictions apportées au libre choix par les parents de l’éducation de leurs enfants en sont un signe inquiétant. L’usage du mot « systémique » pour qualifier les violences conjugales en est un autre : celles-ci relèveraient non de comportements individuels répréhensibles, mais d’une conception « patriarcale » et inégalitaire de la famille qui les provoquerait de façon quasi mécanique. Et par voie de conséquence, une caste de nouveaux inquisiteurs serait en droit de revendiquer les pleins pouvoirs pour modifier les règles de la vie familiale et pour sanctionner les manquements à ses injonctions.
Dès 1951, dans L’homme révolté, Albert Camus mettait en garde contre l’avènement d’une société d’« asservissement intellectuel » tentant d’édifier une nouvelle Église qui s’arrogerait un rôle prescriptif et punitif sans s’embarrasser de références à Dieu. Reprenant la formule célèbre de Marx selon laquelle, dans la cité communiste, le gouvernement des personnes cèderait le pas à l’administration des choses, il dénonçait un régime dans lequel ce passage « du gouvernement des personnes à l’administration des choses » avait été réalisé « en confondant la personne et la chose. » L’idéologie soviétique avait fini par chosifier les personnes, créant une caricature d’Église qui, au lieu de les faire grandir en humanité, les transformait en esclaves. Ce qu’une idéologie a fait, d’autres idéologies peuvent le faire à leur tour.