Homélie de Mgr Batut
MESSE À LA GROTTE DE LOURDES EN L’HONNEUR DE MARIE SALUT DES MALADES
Isaïe 53, 1-5.7-10
Psaume 102
Luc 1, 39-56
Il est difficile d’imaginer un contraste plus violent que celui qui nous est offert par les lectures de cette messe en l’honneur de Marie, salut des malades. Mais ce contraste, nous l’éprouvons peut-être déjà dans notre propre existence. Nous sommes ici, à Lourdes, pour fêter la Vierge Marie, pour nous réjouir que Dieu nous l’ait donnée, pour glorifier Dieu avec elle. Et pour cela, la rencontre entre Marie et Élisabeth est très adaptée : elle baigne dans la joie des promesses de Dieu accomplies pour chacune de ces deux femmes ; elle est toute remplie de l’Esprit saint, cet Esprit que Jésus présent en Marie communique à Jean-Baptiste présent dans le sein d’Élisabeth, comme cela avait été prédit à Zacharie par l’ange : « Cet enfant (Jean-Baptiste) sera rempli du Saint-Esprit dès le sein de sa mère » (Lc 1, 16). Et Élisabeth, poussée par ce même Esprit saint, salue sa cousine avec les mots que nous avons repris nous-mêmes dans le Je vous salue Marie : « Tu es bénie entre toutes les femmes, et le fruit de tes entrailles est béni ». Les paroles d’Élisabeth sont éclatantes de bonheur : « Comment ai-je ce bonheur que la mère de mon Seigneur vienne jusqu’à moi ? » Et les paroles de Marie, tissées de citations de l’Ancien Testament, sont une hymne à la grandeur de la miséricorde de Dieu pour les petits et les humbles – une hymne que l’Église fait sienne chaque jour quand vient le soir, et qu’elle chantera au dernier jour quand le Christ Seigneur viendra conclure l’histoire humaine.
Oui, dans cet Évangile tout est accompli des promesses de Dieu : « Bienheureuse celle qui a cru à l’accomplissement des paroles qui lui furent dites de la part du Seigneur ». Il ne reste plus rien à désirer, et l’Évangile pourrait s’arrêter là. Saint Luc aurait pu écrire le mot « fin » après nous avoir raconté cette visite que les peintres et les poètes n’ont cessé de représenter et de chanter depuis deux millénaires. D’ailleurs, dans le récit de l’Annonciation, l’ange Gabriel n’avait pas soufflé mot de malheurs ou d’épreuves. Il avait dit simplement à propos de l’enfant que Marie allait mettre au monde : « Le Seigneur Dieu lui donnera le trône de David son père ; il règnera pour toujours sur la maison de Jacob, et son règne n’aura pas de fin » (Lc 1, 32-33). Cela me rappelle une grande fille de quinze ans que je venais de confirmer et à qui je disais : « Qu’est-ce que tu demandes à l’Esprit saint ? » Elle me regarde avec un grand sourire et elle me répond : « Que du bonheur ! »
Que du bonheur, donc. Mais voilà, l’Évangile ne s’arrête pas là. Et il nous faut oser imaginer Marie au pied de la croix, se remémorant les paroles de son Magnificat : « Mon esprit tressaille de joie en Dieu mon Sauveur… Le Puissant a fait pour moi de grandes choses, et toutes les générations me diront bienheureuse. » Comment Marie a-t-elle pu se souvenir de ces paroles, tandis qu’elle regardait son Enfant mourant sur la croix, sans avoir le sentiment que Dieu trahissait ses promesses ?
Ce contraste entre les deux lectures de la Parole de Dieu de ce jour, je le disais en commençant, un certain nombre d’entre nous l’éprouvent peut-être en eux-mêmes. Ils viennent fêter la Vierge Marie alors que leur cœur n’est pas à la fête. Ils viennent remercier Dieu alors qu’ils auraient tout lieu de se plaindre de lui. Ils viennent affirmer leur foi au Ressuscité alors que leur vie n’est pas à l’unisson de sa résurrection. Mais justement : pour eux, et finalement pour nous tous, la juxtaposition de la première lecture et de l’évangile prend tout son sens.
Car dans l’Évangile à ses débuts, Dieu formule certes des promesses de bonheur, mais il nous reste à découvrir par quel chemin ces promesses vont finalement s’accomplir. Tout se passe comme si le début de l’Évangile anticipait déjà la fin. Mais entre le début et la fin, il nous faut suivre pas à pas le Christ qui monte à Jérusalem pour y subir sa passion et y ressusciter le troisième jour. C’est ce qu’a fait la Vierge Marie, et c’est ce qu’elle nous invite à faire.
À la différence des contes pour enfants, la Parole de Dieu ne fait pas l’impasse sur la souffrance et sur la mort. Mais elle nous indique dès le début que ce que Dieu veut pour nous, c’est le bonheur et la vie, et que dans le Christ il mettra en œuvre sa puissance pour que ses promesses se réalisent.
Regardons à cette lumière la première lecture, tirée d’Isaïe. Nous l’entendons le vendredi saint, et ce n’est pas un hasard car elle nous décrit par avance la passion de Jésus. Mais celui dont il est question n’est pas nommé autrement que par le mot « serviteur ». Et ce n’est même pas lui qui prend la parole, mais des témoins de ce qu’il a subi. Ces témoins nous racontent leur méprise, car il est clair que sur le moment ils ont tout compris de travers. Ils ont vu le dernier des hommes, un homme repoussant et méprisé, et ils l’ont méprisé avec les autres, sans se poser de questions. Pire encore : ils ont eu sous les yeux un innocent injustement accusé, et ils ont fait chorus avec ceux qui affirmaient qu’il était sûrement coupable et qu’il avait bien mérité ce qui lui arrivait. Ils ont été persuadés que Dieu lui-même le condamnait, alors qu’il accomplissait la volonté de Dieu ; que Dieu l’abandonnait à son sort, alors qu’il était avec lui jusqu’au bout puisque c’est pour cela qu’il l’avait envoyé dans le monde. Il y a une phrase qui a été coupée dans le texte, et c’est d’autant plus étonnant qu’elle donne tout son sens à l’ensemble. La voici : « Le Seigneur a fait retomber sur lui les crimes de nous tous. » Disons-le autrement : il l’a fait payer à notre place.
Ceux qui prennent la parole dans ce texte n’avaient rien compris, mais maintenant ils ont compris. Et ils n’ont pas l’air de se culpabiliser outre mesure de n’avoir rien compris : on a l’impression qu’ils sont tout à l’émerveillement de la découverte qu’ils ont faite : « Le châtiment qui nous obtient la paix est tombé sur lui, et c’est par ses blessures que nous sommes guéris ! »
Lorsque nous contemplons Jésus sur la croix, c’est cette joie profonde que nous devrions demander. Elle nous permet de nous rendre compte que Dieu ne regrette pas que les choses se soient passées ainsi, et que Marie, malgré sa souffrance au pied de la croix, ne le regrette pas non plus. Un jour, c’est avec ce regard que nous regarderons notre propre vie, avec ses ombres et ses lumières, ses souffrances et ses joies. Alors, dans ce regard neuf qui nous sera donné, le contraste entre les souffrances du serviteur et la joie du Magnificat ne nous apparaîtra plus aussi incompréhensible. Le contraste entre la joie de rencontrer Marie à Lourdes et les fardeaux que nous venons déposer à la grotte ne nous apparaîtra pas non plus aussi intolérable. Il y a en effet quelque chose qui fait le lien entre les deux, et c’est le grand secret de ces lectures : le lien, c’est l’amour de Dieu qui se manifeste aussi bien dans les souffrances du Serviteur que dans le cantique de sa Servante. C’est cela le grand trésor de Lourdes, celui d’un amour qui vient nous rejoindre là où nous sommes, qui ne vient pas nécessairement nous délivrer de nos épreuves, mais qui les transforme de l’intérieur parce que Marie la Servante est à nos côtés pour nous aider à persévérer dans la foi et l’espérance, et parce que le Christ Serviteur vient les vivre en nous et pour nous, nous invitant à les vivre avec lui pour coopérer avec lui au salut du monde.